Par Yvan Pasteur, Chef de la Division Afrique de l’Ouest à la Direction du développement et de la coopération suisse
Depuis longtemps, l’Afrique de l’Ouest est considérée comme une région en voie d’intégration. Des études déjà anciennes ont désigné l’espace SKBo, réunissant les régions de Sikasso (Mali), Korhogo (Côte d’Ivoire) et Bobo Dioulasso (Burkina Faso), comme un exemple de dynamisme et de coopération transfrontalières [i]. Pour autant, dans la zone SKBo comme dans d’autres, les potentiels n’ont encore débouché concrètement que sur un petit nombre de projets transfrontaliers. Il faut donc s’interroger sur les causes de cette progression trop lente.
Grand marché de Téra (Niger) dans l’espace IIIRSahel (Crédit photo : urbanplan.ch, François Laurent)
L’intégration économique régionale et les projets transfrontaliers
Il est évident que l’intégration régionale des pays de l’Afrique de l’Ouest progresse depuis deux décennies, dans le cadre de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), mais surtout entre pays membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Des politiques régionales visent en particulier à mettre en valeur les complémentarités entre les pays enclavés du Sahel et les pays côtiers ; ceci en valorisant les réseaux de transport entre les ports (Dakar, Abidjan, Accra, Lomé, Cotonou, Lagos) et les capitales de l’intérieur (Bamako, Ouagadougou, Niamey).
Le long de ces axes, les espaces frontaliers sont – ou devraient être – des leviers, accélérateurs de l’intégration. Qu’en est-il ?
Les conditions de la coopération transfrontalière
L’analyse fait apparaître deux types de régions transfrontalières.
Les moins nombreuses sont les zones où existent d’importantes disparités économiques entre pays limitrophes : prix des produits vivriers, du carburant, des produits importés ; variations des taux de change permettant des arbitrages monétaires [ii]. Ces espaces transfrontaliers connaissent un développement économique spontané, assez rapide mais souvent instable, reposant partiellement sur des activités illicites (contrebande), le plus souvent tolérées pour des raisons sociales et économiques.
Le second type de zones frontalières est le plus répandu entre les pays de l’UEMOA. En l’espèce, les divergences économiques sont très faibles ; les productions et les prix sont très proches, les accès aux grands axes et pôles économiques sont difficiles de part et d’autre, la libre circulation des personnes et des biens annule quasiment les avantages de la contrebande et la même monnaie est utilisée. Dans la plupart des cas, le positionnement frontalier – y compris sur les grands axes régionaux de transports – ne semble pas évoluer positivement sur l’économie locale. On n’observe pas, ou peu, de développement de fonctions logistiques ou d’activités industrielles et de service liées au commerce régional ; ni par conséquent de pôles urbains importants.
Paradoxalement, ces frontières terrestres se trouvent dans une situation d’isolement et de sous-équipement des deux côtés des limites nationales. Les solidarités reposent essentiellement sur les liens sociaux et la fréquentation des mêmes équipements, et non sur une réelle dynamique économique d’envergure régionale.
Les populations cherchent par conséquent à améliorer leur situation en réalisant des « économies d’échelle » sur la commercialisation de leurs produits et, surtout, sur le fonctionnement des équipements sociaux (éducation et santé), en collaborant avec les collectivités territoriales du pays voisin.
Se forment alors (ou se reforment) des communautés d’intérêts, regroupant des populations proches et amorçant des unités fonctionnelles transfrontalières locales, basées sur les parentés ethniques, l’usage commun d’équipements [iii], et la mise en valeur agricole de terroirs limitrophes. L’apparition de ces « sous-territoires de solidarité au confluent des frontières nationales » [iv] a été bien relevée dans une étude du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (CSAO), il y a une dizaine d’années : « Le « pays-frontière » remplace la frontière. La coopération transfrontalière doit être un ancrage fort du processus d’intégration régionale » [v].
Le rôle des villes transfrontalières
Les projets transfrontaliers, conduits en commun par des collectivités territoriales (communes, le plus souvent, parfois cercles, provinces ou sous-préfectures) de pays limitrophes, sont particulièrement difficiles à mettre en œuvre. Ils sont portés par des collectivités dépourvues de moyens financiers, de ressources humaines compétentes, et ne disposant que d’un faible « bargaining power » avec les États centraux. Or, les projets transfrontaliers doivent obtenir des appuis, des autorisations, des dérogations et parfois des arrangements exceptionnels de la part des administrations de deux (parfois trois) pays.
Comme le souligne Olivier Walther, « jusqu’ici, force est de constater que les petites et moyennes villes ouest-africaines ne figurent pas parmi les centres où se prennent les décisions stratégiques ». Ces décisions sont prises « dans les capitales de la région (Abuja, Ouagadougou et dans une moindre mesure Dakar) » [vi]. Or, pour qu’un projet transfrontalier réussisse, il est indispensable que « les acteurs locaux soient particulièrement bien articulés aux réseaux de gouvernance régionaux »[vii]. Et cette relation fluide est encore loin d’être assurée partout [viii].
Pour accélérer la mise en œuvre de projets transfrontaliers, il est donc souhaitable de renforcer les moyens des collectivités territoriales des zones périphériques. Cela ne peut sans doute pas se faire immédiatement au profit des communes transfrontalières, dont les moyens sont trop faibles, mais c’est possible au niveau d’unités fonctionnelles réunissant les compétences nécessaires pour appuyer et mettre en forme les demandes locales, et traiter les dossiers avec les administrations centrales [ix].
Dans la plupart des pays de l’Afrique de l’Ouest, la politique de l’État prône aujourd’hui la décentralisation, mais le transfert des compétences et des attributions du « haut » vers le « bas » et du « centre » vers la « périphérie » est extrêmement lent et difficile.
Cette percolation « centrifuge » des compétences doit être appuyée et complétée par une action « centripète » dotant les petites et moyennes villes, notamment dans les régions frontalières, d’une réelle capacité d’initiative, pour faire « remonter » leurs projets vers le « centre » et des moyens humains et matériels indispensables pour qu’elles puissent exercer les fonctions de maîtrise d’ouvrage que l’exercice de la décentralisation implique. L’organisation de réseaux transfrontaliers de petites et moyennes villes, et leur articulation avec le niveau supérieur (capitales de régions, puis de pays) sont probablement une condition « sine qua non » pour la mise en place effective de projets communs.
Le renforcement des capacités de collectivités territoriales et surtout des petites villes, dans les « territoires transfrontaliers de solidarité », apparaît donc nécessaire et décisif. Il doit se faire en parallèle avec la décentralisation (et ne pas attendre que celle-ci soit achevée) et devrait constituer un domaine d’action privilégié de la coopération internationale. Avec pour objectif d’appuyer les faîtières transfrontalières des espaces SKBo (Côte d’Ivoire, Mali et Burkina Faso) et IIIRSahel (Mali, Niger et Burkina Faso), le Programme de coopération transfrontalière locale, mis en œuvre par le Conseil des collectivités territoriales (CCT) de l’UEMOA et financé par la Coopération suisse, est résolument novateur en la matière.
Plus d’information :
Collection « Villes » dans la séries Notes ouest-africaines de l’OCDE :
i] En italique, citations de CSAO/OCDE dans Walther, O. (2017), « Les réseaux de la coopération transfrontalière en Afrique de l’Ouest », Notes ouest-africaines, N°06, Éditions OCDE, Paris, p. 19, http://dx.doi.org/10.1787/b7ad4957-fr
[ii] Idem, p21.
[iii] Les collectivités porteuses des projets transfrontaliers réalisés ont presque toujours bénéficié de l’appui de partenaires de développement internationaux (UEMOA ; DDC ; AFD ; GIZ, etc.) aussi bien sur le plan financier et technique que dans les négociations avec les États centraux et le montage institutionnel des projets.
[iv] De telles institutions ont été créées, avec l’appui du CCT et de la Coopération suisse, dans l’espace SKBO (UTCTE-SKBO) et dans l’espace IIIRSahel (C3Sahel).
[v] De telles situations sont observées entre des pays de la zone CFA et le Nigéria (de façon intense le long de la route côtière entre Lagos et Cotonou, ou entre Lomé et Aflao-Denu, et plus faible dans la région Dendi-Ganga) et avec le Ghana (Lomé-Aflao-Denu).
[vi] L’exemple souvent cité est celui de Orakuy-Wanian, mais il y en a d’autres.
[vii] L’expression est tirée de l’étude ENDA, CF note 1.
[viii] CSAO/OCDE (2007), « L’Afrique de l’Ouest : une région en mouvement, une région en mutation, une région en voie d’intégration », document de travail.
[ix] Dahou, K., T. Dahou et C. Gueye (2007), « Le cas SKBo », in Les dynamiques transfrontalières en Afrique de l’Ouest, CRDI, Enda Diapol et Karthala, Ottawa, Dakar & Paris, pp. 15–52.
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