Entretien avec M. Jean-Pierre Marcelli, Directeur du Département Afrique, Agence française de développement (AFD)
L’Agence française de développement (AFD) a élaboré un plan d’action pour opérationnaliser sa stratégie au Sahel pendant la période 2015-2020.1 À travers ce plan, elle développe des propositions pour une action plus lucide, plus ambitieuse et plus adaptée aux contextes sahéliens en pleine mutation. Dans une logique de stabilisation d’ensemble, le document détaille les domaines de priorité d’un engagement renouvelé avec six pays sahéliens : le Burkina Faso, la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Tchad. Il porte une attention particulière aux fragilités : une pauvreté enracinée, une population jeune en pleine expansion, avec peu d’accès à une éducation de qualité et à l’emploi. Trois priorités opérationnelles sont ainsi identifiées : 1) accroître l’activité économique et les opportunités d’emploi pour les jeunes ; 2 ) répondre aux défis démographiques au sens large ; et 3) contribuer à un développement territorial équilibré et à la sécurité alimentaire.
L’AFD est un bailleur historique avec une longue expérience au Sahel. Le Plan d’action 2015-2020 marque un «engagement renouvelé » de l’Agence. Il affiche la volonté de «faire mieux et différemment.» Pouvez-vous nous en dire plus sur le caractère innovant de la démarche ?
J-P.M: Cette démarche est innovante dans le sens où elle a souhaité ne pas s’inscrire dans des approches déjà utilisées depuis plusieurs années par un simple effet de répétition, mais de partir d’un nouveau questionnement sur les enjeux liés à l’évolution extrêmement rapide du Sahel.
Vous semblez promouvoir la nécessité d’agir au niveau régional afin d’être mieux en phase avec la nature transfrontalière des enjeux sahéliens. Les agences de coopération ont souvent du mal à traduire ceci dans la réalité de leurs actions. Quelle est l’expérience de l’AFD ?
J-P.M: Il est vrai que les acteurs institutionnels ont, pour la plupart, une approche nationale. Pourtant, les dynamiques humaines, les bassins géographiques, les systèmes écologiques et les échanges économiques sont par nature transfrontaliers voire régionaux, et en particulier au Sahel. Ce grand espace qu’est le Sahel, bordé par le Maghreb au nord et les pays du Golfe de Guinée au sud, est beaucoup plus ouvert que d’autres géographies et nous impose de regarder au-delà des frontières si nous voulons répondre efficacement aux enjeux de développement. Trouver les moyens d’appréhender ces problématiques transfrontalières, de concert avec des acteurs nationaux et si possible régionaux, fait partie de la complexité à laquelle il nous faut répondre.
Un grand nombre de « Stratégies Sahel » a été développé par les différents acteurs actifs au Sahel. Est-ce une opportunité ou une contrainte ? Quelle est la valeur ajoutée de la stratégie de l’AFD ? Comment créer davantage des synergies avec les autres acteurs ?
J-P.M: Le grand nombre de stratégies Sahel qui a été développé ces dernières années reflète bien l’intérêt et les questionnements que suscite cette zone. Il pourrait être perçu comme une contrainte si nous tentions de vouloir en faire la synthèse ; synthèse qui risquerait d’aboutir à quelque chose de peu consistant, ou de trop global et donc n’apportant pas de valeur ajoutée par rapport à l’existant. Mais ce qu’il faut y voir, c’est avant tout une opportunité de s’inspirer des analyses et des propositions, souvent très pertinentes et éclairées, des différents acteurs actifs au Sahel. Il faut donc utiliser cette matière déjà disponible pour en « faire notre miel » avec un souci de sélection, car nos propositions doivent pouvoir se caractériser et être articulées sur des impacts bien identifiés et mesurables.
Pour créer des synergies, il faut également savoir identifier dans chaque partenaire quelles sont ses forces, ses savoir-faire, sa valeur ajoutée, pour ne pas venir dupliquer des choses qui sont parfois bien faites par d’autres.
L’AFD souhaite « valoriser et produire de nouvelles connaissances sur le Sahel ». Comment mutualiser davantage les efforts dans ce domaine ?
J-P.M: Nous souhaitons effectivement faire un effort particulier de valorisation et de production de connaissances sur le Sahel et en priorité sur les problématiques relatives à l’éducation, la formation et l’emploi ; les dynamiques démographiques et migratoires ainsi qu’à l’enjeu des territoires. L’important pour nous sera aussi de nourrir nous-même notre action et notre réflexion sur ces sujets, tout en collaborant avec des organismes de recherche français et africains. Notre collaboration avec le CSAO sera à ce titre un bon moyen de mutualiser ces connaissances.
La quasi-totalité de la zone saharo-sahélienne est classée en zone orange ou rouge par le Ministère français des affaires étrangères. Du fait, beaucoup de zones sont aujourd’hui inaccessibles. Comment faire votre métier de « développeur d’avenirs durables » dans ce contexte d’insécurité ?
J-P.M: Les questions de sécurité peuvent en effet gêner notre action et nous pouvons imaginer qu’une partie de cette insécurité vise parfois à perturber l’action du développement. S’il est nécessaire de prendre en compte ces questions sécuritaires, il faut néanmoins trouver les moyens de les surmonter, sans prise de risque inconsidérée. Nous pouvons pour cela nous appuyer davantage sur les acteurs locaux, sur ceux qui sont présents, ceux qui sont le mieux à l’écoute des besoins et qui sont les plus aptes à se positionner dans un territoire au plus proche des populations. Cela peut être des organisations de la société civile, mais aussi des collectivités locales, des entreprises, etc.
Certains chercheurs pensent qu’au-delà du soutien logistique et en matière de formation, les gouvernements européens devraient assumer une partie des coûts des armées sahéliennes afin de stabiliser la zone et empêcher ainsi l’effondrement des efforts de développement dans la région. Qu’en pensez-vous ?
J-P.M: La sécurité est une condition très importante et c’est d’ailleurs probablement souvent l’une des aspirations premières des populations. Elle doit donc faire partie des fondamentaux à établir pour permettre une relance des processus de développement et rétablir la cohésion sociale de certains pays. Un effort sur les questions de sécurité, le plus possible porté par les pays africains, comme c’est de plus en plus souvent le cas, fait également partie des conditions nécessaires à un développement équilibré et apaisé.
L’Alliance globale pour la résilience (AGIR) vise à s’attaquer aux causes profondes de l’insécurité alimentaire chronique qui reste un défi majeur au Sahel. Elle est un cadre favorisant plus de synergie, de cohérence et d’efficacité au service des initiatives de résilience dans les 17 pays ouest-africains et sahéliens. Comment l’action de l’AFD s’inscrit-elle dans le cadre de l’Alliance ?
J-P.M: Dans ce domaine, l’action de l’AFD s’inscrit, et continuera à s’inscrire, en bonne cohérence avec l’initiative AGIR, dont il faut encourager l’approche multisectorielle et pluri acteurs. Lutter contre l’insécurité alimentaire fait partie des priorités resserrées que nous avons retenues dans le cadre de notre Plan d’action Sahel. Il faut en effet assurer la sécurité alimentaire maintenant et surtout demain, en renforçant les capacités de production vivrière ainsi que de circulation et commercialisation dans les pays sahéliens, et cela avant que de nouvelles crises surviennent. Un autre élément très important qui va au-delà de la sécurité alimentaire, c’est la nécessité de créer des emplois. En effet, dans un contexte de dynamique démographique exceptionnelle, la création d’emplois et d’activités génératrices de revenus est essentielle pour offrir un devenir à cette jeunesse qui arrive chaque année plus nombreuse sur le marché de l’emploi. À ce titre, le Sahel a des avantages comparatifs à faire valoir, notamment dans les secteurs agricole et de l’élevage, en tant que principaux secteurs pourvoyeurs de revenus et d’emplois, mais avec des besoins importants à la fois de modernisation et de durabilité des systèmes suffisamment écologiques pour être pérennes.
En quelques mots, quelle est votre vision du Sahel à l’horizon 2020?
J-P.M: Ma vision du Sahel dans 5 ans c’est un Sahel plus peuplé, toujours extrêmement jeune, donc avec un besoin d’activités économiques considérable. Il s’agira probablement aussi d’une région où la croissance des villes restera très forte tandis que les campagnes se rempliront. J’espère que nous verrons un Sahel avec un secteur agricole et d’élevage renforcé et stabilisé, une gestion durable des ressources naturelles, des services de base au niveau et davantage de moyens de communication. J’espère que le Sahel aura maintenu ou retrouvé ses équilibres politiques, retrouvé les ferments d’une cohésion nationale, indispensable pour le retour de la stabilité, avec davantage d’échanges entre les parties nord et sud des pays, mais également entre les pays, pour accélérer des dynamiques économiques indispensables à la satisfaction des attentes des populations en matière d’emploi et plus généralement de conditions de vie décentes.
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