À l’occasion de la Conférence Internationale sur l’Agriculture en Afrique de l’Ouest (ECOWAP+10) qui se tient à Dakar du 17 au 19 novembre, le Secrétariat du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest a préparé une analyse des mutations de l’économie agro-alimentaire ouest-africaine et de ses implications pour la politique agricole. Ces mutations et leurs impacts sur la sécurité alimentaire ont également été récemment débattus lors du Forum du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest qui s’est tenu à Milan les 26 et 27 octobre 2015 dans le cadre de l’Exposition universelle.
par Thomas Allen, Secrétariat du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (CSAO/OCDE)
Nous devons nous rendre à l’évidence : l’agriculture occupe une place de moins en moins importante dans l’économie agro-alimentaire ouest-africaine. Aujourd’hui, 40 % de la valeur ajoutée du secteur n’est plus produite par l’agriculture. Celle-ci demeure un pilier des économies de la région, mais les maillons en aval de la chaîne alimentaire se développent avec les mutations de la société. Les hommes et femmes politiques ouest-africains doivent prendre acte de ces transformations s’ils veulent que leur région profite pleinement du potentiel de croissance de son marché intérieur. Les enjeux alimentaires et nutritionnelles ne relèvent plus du seul domaine agricole, et la politique agricole ne peut plus en être le seul instrument.
Il y a désormais en Afrique de l’Ouest autant de personnes qui dépendent de l’agriculture pour assurer leurs moyens d’existence que de personnes engagées dans des activités non agricoles. C’est la transformation majeure de ces 60 dernières années. Elle est inséparable de l’explosion des villes que l’on observe à la simple lecture d’une carte. Jamais dans l’histoire de l’humanité autant d’hommes se seront déplacés, et autant de villes seront sorties de terre en un laps de temps aussi court. Il y a aujourd’hui 2 000 agglomérations de plus de 10 000 habitants ; il y en avait 150 en 1950.
On compte désormais 150 millions de personnes en ville, soit 30 fois plus qu’en 1950. Entre 2000 et 2015 seulement, la seule population urbaine ouest-africaine s’est agrandie de plus de 60 millions d’habitants. À titre de comparaison, cela revient à ajouter à la région un état de la taille de la France… Et cette croissance n’est plus alimentée par les seules migrations rurales ; la plus grande partie de ces nouveaux urbains sont nés en ville.
Sous le poids de l’urbanisation et de la croissance des revenus, le panier alimentaire des ménages ouest-africains se transforme et les enjeux de la sécurité alimentaire et nutritionnelle se déplacent. Les régimes alimentaires se diversifient, en milieu urbain en particulier, avec plus de fruits et légumes, mais également plus de produits transformés. Ces derniers représentent désormais au moins 39 % du budget alimentaire des ménages. Fait encore plus surprenant : les ménages les plus pauvres en milieu rural y consacreraient 35 %. Il ne s’agit donc pas d’un marché restreint aux seules classes moyennes urbaines.
Ces chiffres nous rappellent une vérité très simple : un aliment est généralement un produit agricole transformé. Nous ne mangeons pas du blé, ni même du maïs, mais du pain et une infinité de produits issus de leurs farines. Le mil est pilé, le manioc trempé, râpé, pilé, séché, grillé, fermenté, etc. Des millions de femmes ont souvent participé à ces tâches parfois pénibles. Aujourd’hui, certaines s’y consacrent exclusivement. C’est notamment le cas de Georgette* à Cotonou qui s’est spécialisée dans la préparation et la vente de mawé ou « aklui séché », ces granules de farine de maïs qui permettent de préparer facilement et rapidement des bouillies. Oui, la forme que prend l’extension de ce marché peut décontenancer l’observateur qui associerait automatiquement l’agro-alimentaire aux supermarchés et produits préparés surgelés. N’attendez pas de voir les rues de Niamey ou Bamako se couvrir demain à votre réveil des magasins franchisés d’une célèbre chaîne de produits surgelés.
Hommes et femmes sont de plus en plus nombreux à s’engager dans les activités liées au transport et à la vente des produits alimentaires. Les quantités échangées sur les marchés agricoles et alimentaires ont explosé : les marchés sont devenus la principale source d’approvisionnement des ménages, représentant un minimum des deux tiers de leur consommation alimentaire. Le total des transactions s’élèverait à 120 milliards de dollars en 2010. C’est tout simplement, et de très loin, le premier marché ouest-africain. Si vous ajoutez que les urbains consomment 50 % de plus que les ruraux et que l’urbanisation ne devrait pas ralentir dans les deux prochaines décennies, vous comprendrez mieux son attrait pour les investisseurs et leurs cabinets de conseil. Il importe aujourd’hui plus que jamais d’aider à la coordination de tous ces acteurs, nombreux et différents.
Quid cependant de cette difficulté supplémentaire : la plus grande part de cette économie est informelle ? Et il serait illusoire de chercher à la normaliser aujourd’hui. Il nous faut être plus imaginatifs que de proposer de simples cadres d’investissement. Des expériences d’ailleurs peuvent nous inspirer, comme le programme Qali Warma au Pérou qui a conduit à réviser les procédures d’achat public pour permettre aux producteurs locaux d’approvisionner en aliments ce programme étatique qui assure des repas scolaires aux enfants scolarisés de 3 à 6 ans. Cette initiative est une bonne illustration des défis qui se posent à l’action publique aujourd’hui : libérer les énergies venant de la base et penser les mécanismes institutionnels qui assurent la cohérence de l’ensemble dans un environnement où l’articulation agriculture/alimentation est plus complexe.
*Les noms ont été modifiés.
Économiste au Secrétariat du CSAO/OCDE, Thomas Allen travaille depuis neuf ans sur les problématiques liées aux systèmes et aux politiques alimentaires. Ses recherches portent principalement sur l’analyse et le renforcement de la sécurité alimentaire, avec un intérêt particulier pour les modélisations économiques intégrant des indicateurs de nutrition.
Références :
OCDE/CSAO (2015), ECOWAP+10 : Mutations de l’économie agro-alimentaire et implications, www.oecd.org/swac/publications/ECOWAP10.pdf.
OCDE/CSAO (2013), Peuplement, marché et sécurité alimentaire, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, Paris, http://dx.doi.org/10.1787/9789264187412-fr.
Crédit photo : ©SWAC/OECD
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